Article de Béatrice Libert
Destiné à "L'Arbre à paroles" et à la revue en ligne Sources
« Les dés de chagrin », Robbert Fortin, L'Hexagone, Montréal, 2006
« Vivre tire parti de tout », lit-on en liminaire de ce beau livre, le dixième de Robbert Fortin. Ecrire aussi. Et l'auteur de la lenteur, l'éclair, en proie aux désillusions de l'amour, à la rupture, en explore les failles, en recueille les éclats. Craintes et faux pas, désordre, éboulis de l'âme, valises qui ne ferment plus, mensonges, inlassables jardins, chemises au col usé ou défraîchi, tout est trace du désenchantement. Se tenant debout du côté de sa douleur, l'homme trahi, blessé, pèse et pose, ironise, parfois, pour parer le coup porté.Les mots sont armes et boucliers.« Nous brûlons tous du même feu du même blasphème de la lumière. »
Le poème en « tu » accentue le côté passionnel de la déchirure. L'interpellation vrille le quotidien le plus sec, sondant des cratères de solitude. « Maintenant je livre bataille à la soif très pointue des épines. Je n'en peux plus de manger / ma soirée avec un vin qui blesse. »
C'est dans cette nudité de pensée, de parole, que s'enracine l'expression poétique de Fortin. A la mesure de son désir. De son chagrin.
Arrêtons-nous sur ce mot « chagrin », mi-chat, mi-grain, mi-caresse, mi-griffe, source d'évocations concrètes, contrairement au mot « peine », plus abstrait, plus périphérique. Le chagrin, lui, colle à la peau ! Quant au mot « dé », associé à « chagrin », la métaphore qu'il enclenche accentue davantage la douleur, le côté haché menu, morcelé de l'être souffrant. Les dés symbolisent, notamment, les détails foisonnants qui rappellent obstinément la place occupée puis désertée par l'autre. « Alors, dit-il, en moi j'écris l'éclair / pour tenter cette fissure d'aube / qui viendrait me sauver. »
Le poème est plus que jamais, pour Fortin, terre d'exil et d'asile. Le pèlerin de l'amour exorcise sa souffrance, lave son cri, essore ses ombres dans une tonalité sobre et juste qui résonne, identique, d'un bout à l'autre du livre pénétrant et beau comme une nef d'église romane. Fortin médite, seul, dans sa grotte, et tente un sauvetage :
« je pourrais essayer d'être
une autre chair... »
mais
« je me rends compte trop tard
qu'il aurait fallu plus qu'un poème
pour soulever un peu d'aube
sur cette suie d'astres noirs »
Malgré sa profonde noirceur, la poésie de Fortin rayonne ainsi que Le soleil noir de la mélancolie. De manière étonnante, elle « initie à la naissance du jour. » Alors, accompagnant le poète dans son épreuve, le désir nous prend de recoudre son coeur sous sa veste, patiemment, avec douceur.
Il faut aussi admirer les finales de ses poèmes qui forment, à elles seules, un poème que l'on peut détacher, emporter avec soi, en soi, tant leur intensité ravit. En voici quelques-unes :
« (...) j'ai souhaité l'admirable pour l'occasion je te prenais dans mes bras pour entendre battre le grand son de croire »
ou
« je serai cette voix que la couleur peint
entre la respiration et la gravité du corps »
ou encore, mais citons tout le texte tant il est superbe :
« L'orage passé
nous devons tous lécher
les feux qu'il a éteints
surtout si la tête s'est embrasée
au nom du bonheur qui n'a pas pu
préparer sa chute
nous mettons toujours trop de temps
à traverser nos larmes »
Atteindre une telle justesse à partir d'une douleur intime et si intense est une gageure, ici, totalement réussie, vibrante de sincérité. Le chant blessé, de page en page, s'orchestre, nous ramenant à nous-même, à notre lucidité, cette « blessure la plus proche du soleil » (Char). On sort de ce recueil, bouleversé, hanté de questions, conscient de n'être jamais à la hauteur de l'amour, de l'attente de l'autre. Et le désir nous prend d'aimer à tout prix !
Restent les mots pour « relancer les dés », pour se consoler (mais consolent-ils ?), pour repartir, tenter un autre passage, d'autres « beaux risques », car « ce n'est pas perdu la poésie » :
« me voici dans l'infaillible
avec tout l'espoir possible
d'une première phrase d'adolescent
qui bat la marche des roses rebelles »
Oui, l'instinct de Fortin « a la beauté des saules », car son poème musclé sait « rendre moins pesantes les pluies / qui s'abattent sur les rivières / des hommes qui pleurent. »
La foudre passée, l'objection consiste à « adopter / une nouvelle posture / pour lire l(m)es émotions. » Et convaincu de la force irrésistible et inaliénable du poème, le lecteur retrousse les manches de ses songes et bat les cartes de la nouvelle partie. Un visage alors apparaît, serein, réconcilié, ressourcé.
Ce libre brûlant d'amour se clôt sur une passionnante évocation de l'art poétique selon Fortin, sous le titre « Alea jacta est ». Avec des mots simples et directs, sans fioriture ni pédantisme, l'auteur parle du poème, de sa naissance, de son mystère, de sa nécessité.
Oui, vraiment, Fortin devrait être lu par tous les désespérés !
Béatrice Libert,
23 mai 2006