Les dés de chagrin: Robbert Fortin, Éditions de L'Hexagone, 2006
critique: Hugues Corriveau Le Devoir 15-16 Juillet 2006
DANS LA FRAYEUR DE VIVRE
Le livre est sombre, comme rarement on en rencontre, sombre et lucide, manifestement une inquiétude ontologique profonde, une sorte de misanthropie suffocante, mais mâtinée d'une sincérité qui nous touche souvent, tant le désarroi s'y traduit par des confidences d'une forte authenticité.
LE POIDS DES IMAGES
Par contre,il faut avoir le courage de confronter " l'épais brouillard de(s)es pensées", le " blasphème de la lumière ", le délabrement de(s)a molesse,les " cratères de solitude ", les " copeaux de bonheur ", le " déssèchement du silence ", son " vêtement de maléfices ", son " manteau de regrets ", un " tison de tracas ", " les fleurs froides du feu ", " le grand bouc du sommeil ", pour parvenir aux " profondeurs de l'être " et au " dé des durs aveux "!
Cessons-là! Cette poésie est parfois si lourdingue que le livre nous en tombe des mains, qu'on en reste pantois. Faut-il publier dans la collection dont on est soi-même le directeur pour éviter tout élagage? Robbert Fortin est, au demeurant, un trop bon poète pour qu'on ne se désole pas, ça et là, devant tant de pesanteur.
HEUREUSEMENT, LA VOIX
Il lui suffit pourtant de nous confier qu'il est " exposé aux grands vents le coeur cloué par terre " pour que nous renouions avec la vigueur qui a fait reconnaître cette oeuvre. On accompagne le poète dans ses confidences: " si (la parole) est au service d'un poème/ je voudrais qu'elle m'initie à la naissance du jour/ comme le prolongement de ma propre demeure ". Que n'est-ce toujours ainsi! On le sait dans le déséquilibre qui le mène à chercher ses repères, à vouloir donner à sa vie des assises plus fortes pour supporter les grands changements de l'heure, les mouvances modernes qui déséquilibrent: " même si la société me semble un ver au creux d'un fruit pourri je vais dans la direction des arbres en pensant trouver d'autres racines et relancer mes jardins "; or ce combat se fait difficile, parce qu'"on dirait que les mots engourdissent ".
TONS VARIABLES
Autant la première partie du recueil, " Les dés de chagrin ", se complaît dans les miasmes d'un désespoir errant, autant la seconde, " Relancer les dés ", est une révolte contre ce défaitisme, un cri tout entier tourné obstinément vers le devenir et la détermination: " Je suis un humain qu'écrire brûle/ j'emploie le mot passion/ pour me différencier de la pierre ", car " ce n'est pas perdu la poésie ".
Et viennent les neuf textes en prose de la dernière partie, "Alea jacta est", qui inscrivent une réflexion sur les heurs et malheurs dans la vie du poète, sur l'Amérique et la difficulté de la paix, sur les possibles soubresauts que la vie réserve à qui se préoccupe d'en sonder les imparables bouleversements. Et devant ces aléas, on trouve la poésie comme réponse du coeur et de l'émoi.
Cette troisième partie signe un acte de foi pour le travail du poète, une manière de confidence qui pose l'écriture au milieu du désir. Pour Robbert Fortin, il y a là une possible survivance, non sans naïveté, ce qui étonne vraiment. Ne s'était-il pas demandé en seconde partie:" Et si mes larmes/étaient cette goutte de rosée/ qui a miniaturisé ma peine/sur un pétale de rose "?.
Maintenant il affirme: " Dans mes poèmes, faire voir évoque cette tension amour-blessure-respiration, de même que cette intense intimité déséquilibre/équilibre des sens et du regard en rapport avec émotions et expressions.
On est ici dans une conception de la poésie comme révélation, comme lieu du sublime et de l'âme, on a une très haute vision du pouvoir de la parole, comme autant de
" vieilles vieilleries ". Mais c'est touchant, tellement on souhaiterait au poète le bénéfice de ses extases et de ses découvertes éthérées. " Je tiens aux phrases qui laissent des rameaux d'olivier sur leur passage ", écrit-il en final. Passe alors dans l'oeuvre une icône souffrante et prophétique.